Personnages-Violence 1972-1978

220x280cm et 220x560cm

Toile libre non tendue sur châssis, colorant pour bois.

1972-75 : dessin noir

1976-79 : dessin couleur

Dès 1969 Desbouiges utilise la “figure” et commence à mettre en scène des personnages dans son oeuvre. Utilisant de vastes toiles de coton sans chassis (3mx2,20m, 6mx2,20m), l’artiste jette brutalement son dessin en “scènes fiévreuses” d’une violence inouie. Les compositions véhémentes présentent des corps nus de femmes immenses et gesticulantes, corps déséquilibrés semblant annuler la couleur par leur graphisme et la prégnance monstrueuse de leur forme. Ce minimum coloré est d’ailleurs largement désiré par l’artiste qui utilise des teintures pour bois dont le rendu est sans matière et ne laisse qu’une trace rapide à la surface de la toile…

Il faut aller plus loin en considérant ces membres de lutteurs, ces seins agressifs, ces ventres bombés pleins d’on ne sait quelle monstruosité. Ces figures qui s’agitent à la surface de la toile et dont le peintre compose l’hallucinante sarabande ressemblent davantage à des ogresses qu’à des victimes. La tête, traitée rapidement, est souvent masculine, animale ou comme nantie d’un bec. Ces femmes menaçantes et tout en courbes rappellent certaines vénus préhistoriques à la rondeur obscène. L’auteur semble se débattre avec quelque image d’une maternité archaïque dont il cherche à se purger, d’une féminité redoutable dont il épingle l’emblème hiératique sur les murs de son atelier. ../..

Jean Claude Hauc, 1982, extraits de “La peinture et son voile” Editions Tarabuste, 1989

La première fois que j’ai vu les toiles d’un jeune peintre inconnu, Joël Desbouiges, c’était en 1970 aux Rencontres de Limoges. C’était une initiative de rassemblement, et de confrontations plastiques, inspirée et cornaquée par Claude Viallat, qui travaillait et enseignait alors en Limousin. Une bonne cinquantaine d’artistes, si je me souviens bien, en plusieurs présentations éclatées dans la ville. Desbouiges avait accroché – c’était sa première exposition publique, je crois – des visages expressionnistes, jetés violemment en graffiti sur la toile, entre la manière rageuse de l’esthétique Cobra et la fausse ingénuité de Jean Dubuffet. C’était un travail singulier, qui tranchait vigoureusement sur l’esprit minimaliste, conceptuel, arte povera, qui dominait l’ensemble ; l’esprit Viallat, pourrait-on dire, dont Joël Desbouiges était l’élève à l’Ecole Nationale des Arts Décoratifs ; l’un des nombreux élèves, mais le plus indocile. Celui en tous cas qui résista le plus à son amicale, mais très efficace, emprise charismatique.
Il faut se souvenir qu’à cette époque, la France vibrait encore de l’explosion de mai 68. Les jeunes artistes plasticiens se voulaient mobilisés aux côtés des étudiants et des ouvriers en lutte, et acteurs rebelles de l’émancipation sociale et morale d’une France bien-pensante et vermoulue. L’incarnation la plus emblématique de ce mouvement fut l’atelier des Beaux-Arts de Paris, producteur des fameuses affiches aujourd’hui rentrées dans les livres d’histoire et le patrimoine iconographique du vingtième siècle. Mais ce ne fut pas la seule. Cette ambition commune se traduisait dans les faits par des pratiques bien différentes : d’un côté la peinture au poing, la « salle rouge pour le Vietnam », l’ « appartemensonge » de la coopérative des Malassis, l’hommage à Gabrielle Russier, professeur poussée au suicide pour avoir aimé d’amour l’ un de ses élèves mineurs, les hommages révolutionnaires à Che Guevara et à l’oncle Ho Chi Minh;  de l’autre la déconstruction des langages, le mouvement « Support-surfaces », acharné à mettre en pièces la peinture de chevalet, avatar réputé bourgeois de l’histoire de l’art, et proclamant la nécessité de repartir de la base la plus concrète du geste pictural, d’un « degré zéro » ( pour reprendre l’expression de Roland Barthes) de la peinture.
Peindre la Révolution ou révolutionner la peinture, ainsi se résumait ce dilemme de l’époque. Dilemme nourri sur ses deux versants par un référentiel marxiste parfois riche d’interrogations et d’ouvertures théoriques, parfois plus qu’approximatif, façon « Petit livre rouge ».
La singularité de Desbouiges à cette époque, ce fut me semble-t-il de réaliser un travail indifférent à ces querelles. Du vocabulaire support-surfaces, il emprunta les grandes toiles flottantes, les formats qui exigeaient une mise en espace scénographique, des effets hasardeux de projection et de diffusion – en franglais le « dripping »- des pigments colorés dans la trame des tissus ; du vocabulaire plastique militant le souci de l’expression d’une brutalité bien de son temps. Pour mémoire : la guerre du Vietnam n’est pas terminée, la guerre du Kippour vient d’en rajouter dans la complexité sur le conflit du Moyen-Orient, le Chili et l’Argentine sont ensanglantés par Pinochet et Videla, le Cambodge décimé par l’utopie meurtrière khmère-rouge, l’Afghanistan, le Biafra, entrent en décompositions tribales. Dans le travail de Joël Desbouiges, c’est l’époque – 1972-1978- des « personnages-violence », à dimensions de tapisseries, (280×220 centimètres, parfois plus), corps enchevêtrés, profils torturés, charniers, coulures et taches, dont la vivacité des couleurs ajoute à la véhémence. Avec, vers la fin de cette première période, une brève série plus complexe – les « dominants-dominés »-, de mars 1977, une série de vingt-huit toiles, dans laquelle cette figuration monumentale des corps est caviardée par une toile noire découpée en forme de grille. A la pure violence s’ajoute l’idée de répression, et le propos dénonciateur s’élargit, avec la sexualisation plus affirmée de ces corps monumentaux, ventre arrondis de femmes enceintes et phallus explicites ; ce n’est plus seulement la brutalité guerrière, mais aussi la violence sociale diffuse, l’imminence du viol, là encore explicité par les projections en urgence des couleurs primaires et des contrastes de complémentaires.

Georges Châtain