Au bout du bras du fleuve, il y a la main de sable qui écrit tout ce qui passe par le fleuve

René Char

Lieux de Rendez-vous

Depuis plus de cinquante ans, j’ai essayé de construire une grammaire personnelle grâce à plusieurs langages : la peinture, la photographie, le dessin, la création d’objets.
Enfant de la campagne, des sous-bois et des brumes matinales, de la pêche à la mouche, je cultive une nostalgie certaine pour une ruralité généreuse et fondatrice.
J’ai grandi avec la peinture abstraite américaine tout en tenant le fil de la figuration, de la représentation dans mes recherches. Les sujets classiques de l’histoire de la peinture, natures mortes, paysages sont restés présents. J’ai toujours aimé peindre avec la volonté d’accumuler, de collectionner dans l’urgence.

Impossible de ne pas commencer par évoquer l’image de ce petit oiseau à l’encre de chine, à échelle réelle, symbole de ma liberté, qui un jour de 1996 est venu se poser sur la toile afin de témoigner par sa présence que la peinture n’était qu’un leurre. Depuis plus de vingt ans, il a vu arriver dans l’Art Contemporain de nombreux oiseaux et autres animaux, sa longévité lui donne aujourd’hui valeur de signature.
Depuis le début des années 2000, mon travail consistait à peindre et à jouer avec les métaphores, les associations d’idées (fagot de bois morts / de chevreuils, flèches plantées dans des dessins de gibier / la mort de la peinture…) tous ces oiseaux, ces animaux perdus dans une nature de plus en plus abandonnée, défigurée, dénaturée, aux parfums artificiels, devenaient les acteurs de mes idées, les ambassadeurs de mes questionnements.
Beaucoup d’objets et moins de tableaux depuis quatre ans ! Tout en continuant ces recherches je me devais de retrouver la peinture, mais comment faire sans prendre en compte l’importance de sa pratique et le rôle du tableau dans la société. Il me fallait essayer de faire pousser de nouvelles branches sur l’arbre de son histoire, en-dessous de celles des années 1960-70.

Il est difficile de trouver les termes satisfaisants à l’énonciation d’une forme nouvelle de ma peinture. Mes tableaux ne furent jamais envisagés comme des narrations, mais comme de simples résultats à une addition de questions. Quand la peinture, la politique et la poésie s’interpellent, je me dois d’agir, je me sens obligé d’obéir à mon instinct ; c’était le cas en évoquant l’espace naturel. J’avais, et j’ai toujours eu, envie d’une peinture sans frontière, libre de tout postulat rationnel et qui ressemble à l’environnement qui m’accompagne. Une adéquation entre la peinture de paysage et la peinture signature, comme cette adéquation entre la campagne et l’espace d’exploitation agricole.

J’ai toujours travaillé à la campagne, mais que reste-t-il aujourd’hui des espaces agrestes ? Poussés par la politique de remembrement rural n’ont-ils pas disparu en même temps que le thème du paysage dans l’histoire de la peinture ? Les peintres ont alors déposé leurs rêves en oubliant la peinture de paysage, au moment même où le paysan devenait un exploitant agricole, tous les deux acceptaient d’être des acteurs de la spéculation, de tourner le dos à la simplicité de la vie pour mieux embrasser le monde de la production.
Il fut un temps où paysage vert et vie animale étaient un espace commun, un temps où l’homme très respectueux de la nature effaçait son passage. Puis vint celui où il décida de transformer, de détruire, d’arracher des haies, des bois, détourner des rivières, assécher des ruisseaux, combler des chemins creux afin de créer des espaces ouverts aux vents, aux gelées, aux inondations, des surfaces privées, géométriques pour mieux mécaniquement et artificiellement les exploiter. Ces champs bordés de clôtures artificielles qui vus d’avion réduisent le paysage à une seule image décidée et imposée par l’homme sont comme ces peintures sans profondeur, simplifiées au maximum. La clôture fractionne le paysage, elle le découpe nominativement en citant les propriétaires et ainsi le contraint, le soumet, le viole et le détruit.
Quand le paysage n’est plus qu’une image fabriquée on le traite d’environnement, d’espace naturel, ou tout simplement de nature, comme si la campagne ne devenait qu’un projet à tableau.

« L’homme doit vivre en harmonie avec la nature… là où le sol s’est enlaidi, là où toute poésie a disparu du paysage, les imaginations s’éteignent, les esprits s’appauvrissent ». Elysée Reclus (le premier à prononcer le mot écologie en 1866.)

Il devenait important de peindre un petit espace rassurant, naturel sans la présence de l’homme, un refuge où le cadrage donne un rendez-vous, une image de paysage à la fois banale et étrange, où rien d’extraordinaire ou de spectaculaire ne s’impose et qui semble retrouver la lumière grâce à la déchirure d’une peinture abstraite. Une trouée où un fragment de paysage capte le regard avec une fraîcheur qui peut étonner. L’imaginaire regagne du terrain. Un lieu de rendez-vous ! Un de ces endroits aux saveurs de mélancolie silencieuse.
Si le patois est la peinture de paysage, par goût de résistance au dialecte officiel, j’essaierai de peindre les plus beaux rendez-vous, une sorte d’imagerie poétique qui porte très souvent un nom aux accents de la campagne,’’ les brousses, les gorsses, les bouiges, la brande’’.
Pas de course ou de clin d’oeil aux mouvements en Ismes, essayer d’apporter très simplement de la grâce à une petite image de mémoire, comme un songe ! Des lieux de rendez-vous comme des petites chromos qui n’engagent aucun enjeux picturaux et stylistiques.
Penser la peinture comme lieu de rencontre, de mélange, un mixage, une sorte de télescopage de temporalité, une créolisation. Mais on n’en a jamais fini avec le paysage, alors celui-ci provoque une dualité avec le reste du tableau car peindre un paysage c’est aussi peindre contre l’indifférence du monde qui nous entoure.

Le processus du devenir de la peinture étant le plus important. Je souhaite que mes tableaux récents, mes rendez-vous, soient imprévisibles pour le regardeur, donc peut-être ainsi le résultat de la créolisation de la peinture .

‘’La créolisation , c’est le métissage qui produit de l’imprévisible. Le métissage est mécanique et prévisible, la créolisation est imprévisible.’’ Edouard Glissant

En arriver à ce constat de souhaiter une peinture imprévisible, car créolisée, me semble en parfait accord avec toutes mes recherches passées qui pouvaient apparaître différentes mais qui n’avaient jamais arrêté de vivre en réseaux, d’être en permanence connectées. ‘’Quand on me demande de dessiner un arbre, je dessine une forêt. Si l’arbre est défini par ses racines il est seul, alors que tous les arbres sont connectés par leurs racines, par leurs branches et leurs feuilles ‘’. Edouard Glissant .

Actuellement les questions de toutes mes expositions sont : qu’est-ce que l’image ? A quoi pensent les peintres en peignant ? sont-ils dans le présent ou dans l’histoire de l’art ? Pendant des siècles des hommes se sont obstinés à découvrir la perspective, cette application fut comme un tour de magie qui offrait la possibilité de reproduire des paysages, des espaces intérieurs, des objets et qui allaient permettre d’écrire une nouvelle histoire de la peinture.
Un tableau n’est qu’un point de vue de plus au chemin tracé par le peintre, comme le chemin creux qui procure auprès de l’enfant une douceur et une forme de constante paisibilité, il le protège de l’extérieur. Une série de points de vue n’a jamais permis de traverser le désert. Je sais que la peinture n’est plus incontournable, je l’accepte sans problème, mais trop souvent aujourd’hui les yeux qui la regardent et qui la jugent ne sont plus formés pour la comprendre, ils ont été trop distraits et enfumés par des images d’un abord plus facile.

L’absence de maisons, de personnages dans mes rendez-vous permet de ne pas pouvoir situer ou dater les lieux de rencontres. Les villes essaient d’entretenir une relation avec la campagne, mais les architectes pensent, dialoguent avec une nature déjà urbanisée, domestiquée, celle qui se fond dans les immeubles. Alors comment un citadin peut-il aborder un tableau de paysage sans en connaître les odeurs, les accidents, les animaux qui l’habitent et le silence qui le protège. Le paysage est un terme tombé en désuétude, aujourd’hui il est sage et de bon ton de parler d’environnement ou de nature pour ne surtout pas évoquer la campagne. Existerait-il une campagne boueuse, laide, arriérée, triste, pauvre, ennuyeuse, oppressante, et un espace agricole beau, « branché », accueillant, moderne, ouvert, économiquement rentable et hospitalier ? La peinture de paysage aurait-elle tous les défauts de la campagne ? Mes peintures naissent du terrain mouvant et émouvant de ces rencontres, si mes recherches ne sont pas des cris contre la destruction de la nature, elles sont des avertissements qui mesurent le mal qui est en train de se propager, poussé par le pouvoir de l’argent, la privatisation abusive des terres depuis des siècles.

Dans mes tableaux ‘’Lieux de rendez-vous’’ je souhaite créer une atmosphère sans galanterie avec ce jeu d’images et de sens, des confrontations improbables, deux espaces dans les 4 coins du format comme une conciliation des contraires.

Déjà plus de cent tableaux, le risque avec ces recherches serait de devenir un peintre de lieux de rendez-vous comme il y a des peintres de la montagne, de marines ou de sous-bois tout cela au nom de la défense du paysage…

Quand la peinture quitte le sujet du paysage que devient le sujet ?
‘’Il n’existe pas de bonne peinture de rien’’. Barnett Newman
Alors pourquoi cette présentation bavarde si la peinture n’est-qu’un paysage ?

J D

13 Septembre 2019