Il faudrait suivre pas à pas, toile après toile, le travail, la genèse de la série des Anacoluthes. Leurs progressif dépouillement, épuration, la limpidité picturale retrouvée sous l’oeil de l’habitant (l’oiseau). Les pièges déjoués et la lutte pour que l’habitant n’impose pas à la peinture son registre de lecture signifiante, le tourniquet sémantique. L’habitant ne se pose que lorsque la peinture est déposée, et d’une certaine façon le peintre en repos, en vacance, vidé si l’on veut, mais ce vide qui habite celui dont une oeuvre est achevée est tout autant plénitude, abondance. L’habitant ne se pose que de surcroît, et désigne souverainement la peinture comme tableau. Il y a là comme un écho inversé de la leçon de Marcel Duchamp : tout tableau inclut un ready made, donc la peinture continue. ../..
Alain Kerlan 2001, extrait de “Desbouiges, la peinture habitée” Editions ‘’le 19’’ Montbéliard 2002
Je me demande comment c’est fait. Je vois que la couleur a été posée, d’une manière à la fois hasardeuse (pas de rationalisation géométrique) et précisément formalisée (pas de barbouillage expressionniste ou de ponctuation automatique), au dos de la toile tendue et sans doute très sommairement apprêtée. Retournée, la toile a révélé, au recto, des formes à la fois vagues et déterminées, passées à travers la trame du tissu. La matière peinte a été comme filtrée, sédimentée. Les couleurs, amuies, sont devenues mates. Eloignées, par l’épaisseur de la toile, du toucher de la lumière, elles ont renoncé à toute vibration chromatique. On pourrait dire qu’elles ont été “traduites” (trahies ? – c’est à dire à la fois révélées et trompées) par cette traversée et par ce retournement. Du fait de ce faire spécial, la perspective est renversée. Le fond vient manger le devant. Remonté du verso, le corps spectral des formes fait trou dans la représentation qu’organise le spectacle donné au recto. Etrange mouvement, en vérité, dont toute la logique semble résider dans une volonté de mise à distance apathique de l’éclat expressif et des contours fermement dessinés. ../..
Voici qu’un oiseau est sorti de la toile ou s’est posé sur elle. Clic. La photo est faite. L’oiseau me dit : “Regarde la peinture te regarder”. Posé sur les formes informes évoquées ci dessus, l’oiseau (un petit passereau) est peint en trompe l’oeil, à échelle réelle. Comme pour une étude documentaire – ou comme les raisins d’Appelle (qui ,si l’on en croit Pline, leurraient les… oiseaux). ../..
Le punctum de l’oiseau (de côté, au bord, en coin) fixe le champ et, en même temps, le jette à la fluidité qui passe à travers (la toile, le support) et menace les bords. Le piaf piaffe, pendu au rideau (de quel théâtre ?). Petite boule mimétique perchée au bord de l’innommable. Bec et pattes acérés comme des griffes d’écriture ../.. La peinture ne nous fait jamais présent que de cette intranquillité vivante. Elle ne figure pas le monde. Elle en fait surgir le fascinant, l’innommable fantôme – avec, de temps à autre, dans quelques oeuvres, une force de conviction qui fait effet de réel, parce qu’elle passe les limites du toujours déjà figuré. Ce qu’elle ruine, pour notre liberté et notre jouissance, c’est l’identification du monde à la prononciation de nos langages (mots et images) en proposent : à l’articulation des représentations où la sensation de réel s’évanouit pour nous derrière l’écran opaque des images codées.
Christian Prigent, extraits de ”De la nature des choses peintes”, 2001
Dès lors, Desbouiges travaillera dans des ateliers toujours situés dans des milieux ruraux, la nature constituant pour son oeuvre un véritable compost. Progressivement va s’affirmer le primat de la couleur et du tableau ; cette inflexion de l’oeuvre va se confirmer dans les années 80 qui vont voir son entrée à la Galerie Bernard Jordan à Paris. Après avoir vécu en Limousin, dans le Calvados et en Auvergne, Joël Desbouiges va s’installer à Purgerot en Haute- Saône. En 1996 , il décide d’un repli dans l’atelier.
”Un retour à l’atelier fut nécessaire, pas de volonté d’isolement, mais une période de solitude pour simplement revisiter les composants de la peinture. A l’envie de retrouver une véritable radicalité dans le travail de peintre, avec une couleur envahissante sans la manifestation de son épaisseur ou de saturation, s’additionne une véritable lassitude face aux codes de l’abstraction qui se font peinture. Trouver une poésie simple, une impression de paix, de recueillement, un Tableau qui contient les conditions favorables à recevoir la vie, l’image d’une vie “ , écrivait-il dans une note d’atelier en 1997.
Depuis s’est affirmée cette immersion de la figure dans une couleur aérienne. Récemment, travaillant la toile en son verso il donne à ses couleurs une présence à la fois lumineuse et diaphane tout en l’articulant à un jeu de formes hybrides entrelacées qui affleurent la figure.
Philippe Cyroulnik, extraits 2002, Editions ‘’le 19’’ Montbéliard 2002